Cette nouvelle a été envoyée par son auteur dans le cadre du premier concours de nouvelles sur le vélo organisé par velook.fr, le blog des vélos d'occasion, et Pause vélo, le podcast francophone du vélo.
Les vélos ont totalement disparus. Personne ne l’avait prédit.
Et à vrai dire tout ce que nous avions mû avec des roues n’existait plus. La bicyclette avait été la dernière à résister, et quelques nostalgiques tentaient encore d’en maintenir en état de fonctionner et on les voyait s’échiner à tenter d’avancer. Cachés, pour ne pas ne pas finir dans une geôle où croupissaient les incrédules, comme les sorcières médiévales qu’on sacrifiait au bûcher, ceux-là étaient pourchassés par les RP, la police des réseaux.
Qu’avait-il donc pu se passer pour qu’après un millénaire de véhicules à roues ceux-ci soient forcés à l’oubli ? Ce temps déjà antique et quelque peu mythique où le ministère de la vérité s’ingéniait à en effacer toute trace.
On l’appelait le monde d’avant, on en récitait les contes aux enfants qui en riaient autant que cela les effrayait. Ce nouveau monde, avait commencé quelques années après le grand confinement. Pas celui de 2020, démarré par un sympathique Pangolin, et qui n’avait pu décider d’un monde d’après, mais celui de 2030, bien plus long et plus éprouvant pour tous ceux qui avaient dû rester cloitrés près de six mois. Ce n’était plus un conseil scientifique qui étaient la caution de la politique, mais le pouvoir des réseaux dits sociaux.
Personne, ne savait qu’une chose : sortir c’était au choix mourir dans d’atroces souffrances d’une maladie incurable, ou se faire arrêter et irrémédiablement condamner à sept cent cinquante-trois jours de prisons. Le vote Facebook en avait décidé ainsi. De même que la rotondité de la terre devenue une absurdité raillée et plus enseignée en continuum pédagogique. Les platistes avaient réussi à ranger Galilée aux oubliettes, et tous s’étaient convaincus que la Terre était un ruban de Moëbius, cet anneau qui se vrille sur lui-même et ne possède plus qu’une seule face. Christophe Colomb, Magellan, Newton, Einstein persistait dans l’histoire revisitée et leurs découvertes gardaient un sens nouveau. La météo, les astres, l’ISS ne défiaient pas plus la nouvelle logique.
On se déplaçait toujours, bien sûr, mais l’illumination de cette nouvelle physique avait provoqué un bouleversement concomitant de l’épuisement des ressources fossiles : l’ingravité !
Il suffisait de s’assoir sur une plaque d’ingravité pour que celle-ci lévite avec son passager. Une légère bascule enclenchait le mouvement et l’accélération se produisait en accentuant l’angle avec le sol. Les gilets mauves avaient succédé aux gilets jaunes. Le pétrole n’avait plus cours, et les adeptes de la biodynamie en extrayait parfois de leurs tourbières pour s’éclairer au soir.
Les gilets mauves seraient la nouvelle démocratie. Ils avaient obtenu une plaque d’ingravité par citoyen, des drones pour se faire livrer. Les volatiles supra conducteurs envahissaient le ciel, l’avènement de Blade runner et du Cinquième élément sans la sombre pollution. On ne se déplaçait plus sur le sol. Les pistes d’atterrissage des aéroports devenus inutiles, chacun disposant de sa plaque d’ingravité, les gares à l’abandon, on ne se déplaçait plus en groupe. Les ballets des vols d’étourneaux avaient cédé la place au tournis permanent des terriens volant aux antipodes pour un rien.
Un siècle d’études aérodynamiques de recherches sur le frottement des roulements effacés par la découverte de l’atomie. Cette faculté d’écarter les molécules annihilait toute résistance au mouvement. Les cent lieux à avoir vu dans sa vie cédaient leur place aux cent mille lieux auxquels chacun désormais pouvait prétendre. On allait pour un soir contempler le ressac d’un océan du bout de l’anneau s’assurer d’être rentré pour l’apéro.
Cela faisait bien longtemps qu’on n’entretenait plus les bandes roulantes, ni les tunnels des véhicules motorisés à roues. La terre ne servait plus qu’au nourrissage des neuf milliards d’habitants de la planète sur laquelle on se posait plus. Quelques légendes circulaient sous le manteau : un code rousseau, une plaque émaillée, une bande de peinture jaune relique de l’urbanisme tactique échappaient à la vigilance de la milice mauve. La pensée est unique chez les tuniques fauves.
Les voies autoroutières devenus des chemins de bio-diversité ne s’expliquait pas et maintenaient la petite part de mystère nécessaire à l’asservissement du peuple. Il était si simple de faire ricaner des illuminés qui tentaient vainement de leur donner un sens. Comme les symboles de Nazca jamais explicités, les tenants d’un avant étaient faciles à trouver, isoler, et maintenir ainsi l’ordre social et moral.
Dans sa poche ventrale, John-Henri dissimule un objet interdit. Comme ses acolytes il n’utilise les réseaux sociaux que pour brouiller les pistes et camoufler ses activités illicites. John-Henry a appris le morse qu’aucun système n’a jamais su décoder. Il prend garde de ne pas laisser entrevoir la petite forme qui déforme son chandail. Sa plaque d’ingravité s’approche lentement du lieu de rendez-vous. A l’entrée du bouclard, le lieu de rendez-vous secret du complot, la plaque tourne presque à l’arrêt. John-Henri attrape au vol la bulle de mercurium que lui lance Anka-Valerie, et l’étale sur sa plaque dans le même temps qu’il s’en échappe. Le mouvement du liquide retenu par sa tension superficielle provoque le déplacement de la plaque d’ingravité. Suffisamment longtemps pour que les modérateurs ne s’en aperçoivent pas.
Ses jambes chancellent a porter son poids, et il lui faut quelques minutes pour trouver son équilibre. Il entre dans le bouclard où l’attendent déjà Bobo-gravel et Shimano-Sram. Anka-Valerie le suit en s’assurant que personne n’ait pu les voir.
Tremblants de peur et d’excitation, ils se retrouvaient chaque moizaine, au dix d’un calendrier grégorien oublié depuis longtemps. Les moizes ont désormais vingt-trois jours, et le décalage avec les anciens systèmes de mesure du temps leur assurait l’imprévisibilité indispensable au secret de leurs activités.
Les yeux de John-Henri s’habituent progressivement à la pénombre, et il devine sur l’établi de fortune les outils que leurs parents ont caché durant des décennies. La bande des quatre a poursuivi leur quête en parcourant le ruban avec toutes les précautions nécessaires. Le “Manuel d’atelier” a été appris par cœur par chacun d’eux. La relique est trop fragile pour être consultée, et s’ils devaient se faire prendre elle serait immédiatement brûlée.
La séance commence toujours par l’énumération des outils accrochés au mur et dont l’empreinte colorée en bleu “park-tool” indique la place de rangement. Shimano-Sram est un génie et il avait achevé la collection sans éveiller de soupçons. Il s’était même présenté un jour comme modérateur à l’autre bout de l’anneau pour dénicher un de ces outils qui aurait immanquablement été fondu.
“Clé à fouet, dynamométrique, à rayon, arrache-manivelle, etc.” égrene leur litanie. Bobo-gravel ponctue chaque outil de son usage en citant la page de manuel qui lui est consacrée. Il aimerait tant avoir la longue pilosité au menton que son père lui a décrite. Mais impossible de la cacher sur l’obligatoire soi-même-fie que chacun doit produire chaque jour pour le contrôle des modérateurs.
Plus personne n’a le droit de prononcer les mots cercles, rond, tourner, et leurs propres articulations n’ont pas à appris à visser, serrer. Aussi il leur faut une gymnastique pour préparer leur corps à cette sorcellerie.
La pince du pied d’atelier enserre le tube horizontal en basculant légèrement le cadre vers l’avant.
L’assemblage est exclusivement métallique pour l’instant. La production de caoutchouc est complètement artisanale. John-Henry a trouvé quelques hévéas patiemment saignés pour en recueillir la sève. Dans une gamelle cubique, ils l’ont vulcanisée. Le moule est une des premières plaques d’ingravité désactivée. Avec patience ils l’ont martelée, puis gravé les sculptures de la future bande de roulement. Le boyau provient d’un animal trouvé sur un chemin. On ne mange plus que du quinoa et des termites.
Ils ont bien tenté de faire du saucisson pour changer un peu, mais le gras a tordu leurs intestins si fort que la cuvette s’en souvient. Ils ont eu très peur que l’analyse de leurs selles les dénonce. Du cuir du même animal ils tannent le cuir qui leur servira de selle. C’est curieux de placer un objet entre ses cuisses qui ont perdu tout usage.
Pour trouver l’équilibre, être prêt pour le premier essai, ils se sont entrainés sur le dos à faire tourner les jambes dans le vide. Carré au début, ils se sont mis à tourner rond en transpirant. Ne reste plus qu’à le faire à l’endroit.
Shimano-Sram a monté la pédale sur la manivelle et son pédalier. Il la tourne fièrement au dessus de sa tête. il est le premier à avoir compris le fonctionnement d’un pas de vis, la magie d’un déplacement transversal quand on fait tourner un axe. C’est pourtant Anka-Valérie qui a découvert qu’il fallait tourner dans un sens pour une pédale et dans l’autre pour la deuxième. Deux nuits de réflexion pour en saisir l’intérêt.
La potence et les roues sont montées sur le cadre. La roue avant tourne plusieurs minutes quand on la lance, et sa précession gyroscopique remet le guidon dans l’axe quand on appuie sur le cintre. Ils ne se lassent pas de cette sensation, et regardent hypnotisés durant des heures, les rayons refléter la faible lumière du bouclard.
Pour le cadre, il aura suffi de deux cent cinquante-sept likes pour le faire laquer sans provoquer de questions indiscrètes de la part du peintre. Aucune interrogation, il ne voulait pas savoir tant que sa répu-richesse augmentait.
John-Henry soulève son maillot et on devine dessous le lycra flamboyant qu’il a enfilé en prévision des premiers essais. Le roulement de pédalier est là au creux de sa paume. Tous le regarde, il passe de main en main, les doigts le caressent, et Shimano-Sram le fait tourner dans le silence du bouclard en le portant à son oreille. Il ferme les yeux, un sourire élargit sa bouche.
Ils récitent ensemble le manuel en montant le pédalier, les outils arrivent comme un ballet servis par Bobo-gravel comme un infirmier zélé de bloc opératoire. C’est Anka-Valérie qui a le privilège d’insérer le pédalier et de le serrer. Elle à le couple dans le biceps après des années de tentatives.
John-Henri amène la chaine posée autour de son cou, et le maillon rapide dans la main. A huit mains elle est rapidement posée sur les dentures, à travers la chape du dérailleur. Ils s’écartent un instant pour contempler leur ouvrage.
Shimano-Sram empoigne la pédale et commence à la faire tourner, la chaîne entraine la roue arrière qui se met à siffler. Leurs gorges sont nouées de peur et d’excitation. C’est donc cela : un développement. Sans un mot ils se regardent dans les yeux. Un hochement de tête, et les voilà s’affairant à tout démonter. Il est tard, mais après avoir assemblé chacune des pièces des centaines de fois, l’euphorie de la pièce maîtresse enfin dénichée, ils ne peuvent s’arrêter là.
Le vélo est complètement assemblé. Sur son pied d’atelier, l’objet du délit a résisté au déni des gilets mauves. Cet objet existe à nouveau. Ils en oublient que leurs plaques d’ingravité vont bientôt s’arréter et qu’ils vont devoir retourner s’affairer et revenir pour essayer LE vélo.
Allez, juste une fois ? sussure Bobo-gravel. LE vélo est sur son roues, et John-Henri l’enfourche pendant que les trois autres maintiennent l’équilibre de toutes leurs forces. John-Henri décompose les gestes à la voix. Anka-Valérie le corrige lui enjoignant de regarder au loin. Et l’instant fatidique est arrivé. Ils le poussent vers l’avant, mais John-Henri reste pétrifié, crispé, ne peut appuyer sur les pédales. A peine les trois autres l’ont-il lâché qu’il s’effondre sur le flanc. C’est trop dur, on n’y arrivera jamais, se disent-ils après une dizaine d’essais.
Faut arrêter de réfléchir et se laisser aller grommelle Bobo-Gravel en se motivant pour une nouvelle tentative. Il réussit à faire trois tours de pédaliers quand le pneu rencontra un caillou, qui le fit culbuter par-dessus.
Ils n’ont pas remarqué que le ciel s’était éclairci que le sol ne se tachetait plus des ombres des ingravité qui filaient dans le ciel. Chacun sait pourtant que cela annonce l’arrivée des modérateurs, et leur jugement immédiat de bannissement temporaire au mieux, suppression de compte et de sa mémoire au pire.
Les modérateurs plongèrent sur eux quand Valérie-Anka réussit enfin à tourner. Elle a encore quelques clés allen dans sa poche et sent la résistance du sol, de l’air sur ses joues. Bobo-gravel lui hurle de se sauver. Il est trop tard.
Gelés sur place, les modérateurs s’emparent de l’outillage avec dégoût. LE vélo est placé entre deux plaques d’ingravité et fond pour rejoindre l’anti-matière.
Au Conseil de management de la communauté, on se réjouit. La poursuite des derniers mécréants s’est achevée ce jour. Le dernier groupe de cyclistes, du nom qu’ils s’étaient eux-mêmes donné, était éradiqué.
Plus rien ne s’opposait au règne du transport immobile.
C’était le dernier vélo, et il avait disparu.
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